Première publication le 4 décembre 2005
Mis à jour le 24 janvier 2021
La démesure dans la pusillanimité
Pour quelques kilowatts heure de plus...
Le constat
Depuis une dizaine d'années, on assiste en milieu alpin à la prolifération de microcentrales hydroélectriques à dérivation, qui sont de véritables crimes contre les espaces naturels. Il faut bien sûr les distinguer des installations classiques, qui produisent des puissances électriques de 50 à 5000 fois supérieures et sont pourvues de lacs de retenue assurant un approvisionnement régulier. Il faut également les différencier des microcentrales «au fil de l'eau» à proprement parler, et donc dépourvues de dérivation (attention aux abus de langage intentionnels des promoteurs), lesquelles ne sont pas abordées ici.
Qu'est-ce qu'une microcentrale hydroélectrique à dérivation ?
Les torrents sont purement et simplement captés, à l'exception d'un débit résiduel égal dans les meilleurs cas à 40% de leur étiage, c'est à dire 40% de leur niveau minimal moyen avant captation. Cela correspond en moyenne à la confiscation de 90% de leur débit. Dans les cas évoqués ici, les prises sont placées typiquement entre 1500 et 2000 mètres d'altitude, c'est à dire dans la partie supérieure de la zone habitée toute l'année, et paradis de la villégiature. L'eau est envoyée dans des conduites éventuellement souterraines d'environ 80 cm de diamètre, vers les installations aval situées à l'altitude des gros bourgs montagnards. La zone la plus fréquentée par les montagnards et aussi par les touristes se voit donc privée d'un de ses plus grands attraits : son eau vive.
Le dénivelé de quelques centaines de mètres donne à l'eau une énergie cinétique qui est récupérée pour faire tourner les turbines. La pente étant faible (vallons de moyenne altitude) et le débit modeste en dehors des crues (qui exigent l’arrêt de tout l’équipement), l'intérêt économique est absent dans un marché libre. Surtout si l'on considère que les turbines électriques en général sont particulièrement vulnérables à l'abrasion par le sable, que le principe de ces centrales «quick and dirty» ne permet pas de faire décanter. C'est compter là sans les incitations et les subventions élaborées par nos technocrates.
Il faut savoir que tous les sites alpins rentables sont équipés depuis des dizaines d'années. Vouloir équiper toutes les rivières de montagne causerait plus de dommages que la base existante, pour une production vingt fois moindre au total !
Les effets positifs
- La production énergétique : dérisoire. Pour les plus grandes installations de ce type on produit en une année ce qu'un réacteur nucléaire moyen produit en 6 heures (voyez là une illustration qui n’est nullement censée justifier le nucléaire).
- La rente accordée aux communes de montagne: une misère. La plupart des élus de ces villages dépeuplés ne savent pas défendre leurs intérêts en face de promoteurs sans scrupules, possédant souvent des antennes bien implantées dans les collectivités locales.
- L’assiette au beurre pour les promoteurs et leurs complices publics ou privés : très appréciable, merci chers contribuables.
- La création d'emplois en zone montagnarde, prétexte traditionnel qui suffit bien souvent à convaincre des anciens paysans de céder leur terrain par solidarité. On observe dans les faits un emploi pour deux à quatre installations de ce type, principalement pour le contrôle et le nettoyage des grilles. Sans même tenir compte du saccage de la nature, un tel emploi coûte plus cher à la collectivité qu'un poste de ministre !
- L'électricité bien sûr sera toujours aussi chère pour les habitants et les expropriés, mais les hommes de main chargés d'acquérir les terrains n'ont aucun scrupule à soutenir le contraire auprès des personnes souvent agées qui en sont propriétaires.
Directs:
Indirects:
Prétendus mais mensongers:
Les effets négatifs
- En les privant de leur apport normal en eau, les microcentrales à dérivation bouleversent les écosystèmes des vallées secondaires de l'étage montagnard. Les torrents, qui font une grande partie de l’identité de ces pays, ne sont plus des torrents. On y laisse un minimum règlementaire de l'ordre de 10%, vite pollué par des stations d'épuration généralement déficientes.
- La plupart, si ce n'est toutes les truites sont condamnées, déjà du fait de la diminution drastique du débit indispensable à ces poissons d'eau vive qui ont besoin de pouvoir se cacher, comme tout pêcheur vous le dira. La quasi-totalité des poissons et des crustacés les suit de peu, dû à la baisse catastrophique du taux en oxygène de l'eau suite à l'eutrophisation inévitable. Le risque de disparition d'espèces endémiques doit être combattu par des apports continuels en provenance des aquacultures.
- L'extraordinaire diversité des plantes qu'on peut trouver au bord d'un torrent alpin fait place à une végétation opportuniste uniforme, comme on le voit sur les photos ci-dessous.
- Jusqu'à plusieurs kilomètres autour du torrent, des écosystèmes complexes sont gravement perturbés. Ils abritant très souvent des espèces végétales rares et des variétés endémiques, qui sont alors directement menacées de disparition (fleurs, champignons).
- Les arbres voisins du torrent, privés de leur réserves en eau et du taux d'humidité auquel ils sont adaptés, sont condamnés à court ou moyen terme. La percée des tranchées et les travaux de chantier pour l'enfouissement des conduites, outre la destruction de l’équilibre chimique et bactériologique des sols, détruisent aussi un grand nombre d'autres arbres, d'espèces non strictement fluviales, et en blessent et condamnent à moyen terme un nombre encore plus grand.
- De nouvelles routes sont tracées spécifiquement pour ces installations dérisoires, avec parfois des balafres de plusieurs kilomètres à travers champs ou à flanc de montagne pour un ou deux aller-retours quotidiens du préposé. On sait que les revêtements de macadam et de béton en général ont une responsabilité de premier plan dans les dégâts toujours plus graves qui accompagnent les crues.
- La vallée perd une grande partie de son charme, qui pourtant est aujourd'hui à l'origine de l'essentiel des revenus des autochtones.
- La clientèle touristique familiale, celle qui fait vivre les hôtels et une bonne partie des gîtes ruraux, perd ses repères favoris. La promenade le long du torrent est particulièrement appréciée par les adultes qui craignent la chaleur, les personnes âgées qui ne peuvent entreprendre de randonnées plus sportives, et aussi les enfants qui aiment à se baigner en plein été. Mais il n'y a plus de torrent, juste un filet d'eau putride.
- Les pécheurs désertent la vallée. Là encore les hôtels et les restaurants en pâtiront.
- Les expropriations, lorsque ruse et mensonges n'ont pas suffi, et plus généralement la baisse de la valeur des propriétés. Pendant ce temps nos braves journalistes ne se privent pas de faire la morale aux autorités chinoises dans des cas similaires, à ceci près que les Chinois réalisent de vrais équipements alors que nous sabordons la nature pour rien.
- Les peintres, les poètes... Ca n'existe plus dites-vous ? Pas viable économiquement ?
Directs:
Indirects:
Les causes
La réputation d'énergie propre de la filière hydroélectrique, certes en partie méritée, a fait pousser cette logique jusqu'à l'absurde et au-delà .
A défaut de réflexion plus approfondie de la part des responsables politiques de tous niveaux, des lois ont été promulguées, qui créent un marché artificiel juteux pour quelques entreprises, généralement créées spécialement pour exploiter le filon. Citons en particulier:
- Le marché des certificats verts, selon lequel un producteur d'électricité thermique doit justifier de 2MW d'électricité réputée propre pour pouvoir en produire 98 MW de sale.
- Le tarif invraisemblable (p. ex. 13 centimes d'euro en Italie en 2006) auquel la compagnie nationale est tenue de racheter l'électricité produite par ces petits producteurs.
Non accompagnées de garde-fous, ces dispositions font de la destruction des torrents une poule aux oeufs d'or.
Comme si cela n'était pas assez gros, ces centrales bénéficient souvent d'aides publiques directes à la construction, de la CE par exemple. C'est un peu le même principe que les légendaires vaches corses, mais en beaucoup moins amusant.
Ne parlons même pas des études d'impact environnemental « indépendantes » d'opérette, classiquement budgétisées au chapitre des faux frais.
Pour beaucoup de villages montagnards, dont les élus sont hélas incapables de faire partager leurs vraies richesses dans le respect de la nature, la perspective d'une rente de quelques centaines d'euros suffit à fermer les yeux sur tout le reste.
Suggestions
Faire comprendre aux élus honnêtes qu'il s'agit d'une subvention déguisée, le coût du déguisement étant l'âme de la vallée. En soulignant que la plus grande partie des sommes versées par les consommateurs d'électricité et les contribuables échouera comme d'habitude dans des entreprises véreuses sachant manipuler les élus ignorant.
Demander aux responsables des collectivités locales, au vu de leurs innombrables fiascos si l'argent est vraiment le noeud du problème.
Des incitations fiscales peuvent paraître admissibles à certains pour lancer une nouvelle filière énergétique. Mais il ne s'agit pas ici d'une nouvelle, mais d'une très ancienne filière, qu'on extrapole au delà du bon sens avec des projets dont l'intérêt est dérisoire et l'impact catastrophique. À quoi bon encourager des installations qui de toutes les manières ne pourront jamais assurer qu'une part infime de la production électrique, et cela même en sacrifiant la totalité des rivières du pays ?
Ce phénomène a pris une ampleur affolante sur le versant italien des Alpes.
En effet la ressource hydroélectrique italienne est utilisée actuellement à 86% de ses capacités totales, et représente 18,7% de la production d'électricité du pays. En l'utilisant à 100%, on passerait à 21,7%, mais au prix de dommages environnementaux (juste pour ces 3% points supplémentaires) supérieurs à ceux provoqués par les 78,3% d'électricité d'origine non hydrique !!!
(source http://www.piemontepesca.it/Amici del Po/html/news.htm )
En France, les départements de la Savoie et de l'Isère ainsi que la Corse sont d'ores et déjà sur les rangs pour le jeu de massacre!
Quelques liens
- microcentrales : vers l'éradication des cours d'eau sauvages en montagne ?
- Projet SPLASH, pour les amateurs de couleuvres
- La résistance au Québec
- Didacticiel élémentaire de microhydraulique, avec une bibliographie
- Sauvez nos rivières - Considérations critiques sur l'hydro-énergie
- Jean-Marc Jancovici : à quoi ressemblerait la sobriété énergétique ?
- http://www.piemontepesca.it (en italien)
- http://www.lascurcio.it/unerzio_vivo.htm (en italien)
- ISTANZA PER UNA MORATORIA (en italien)
- L'ENERGIA IDROELETTRICA INSOSTENIBILE (en italien)
- Comitato "Salviamo la Valle Chisone" (en italien)
Auteur : Alexandre Oberlin --- Vos réactions
Ces photos ont été prises en septembre et mai 2005 dans 2 vallons transverses de la vallée Maira, sise au sud de la vallée du Pô.
Cliquez sur une image pour l'agrandir (1136 x 852). Pour vos exposés, le format 2272 x 1704 est disponible sur demande.